Nous avons traduit cet échange en français pour mettre en lumière leur travail exceptionnel et le rôle clé de MPC Paris dans la réalisation de 335 plans VFX, sous la vision artistique du réalisateur Jacques Audiard.
Comment s’est passée la collaboration avec le réalisateur Jacques Audiard ?
Cédric Fayolle : Emilia Pérez, c’est le 5e film que je fais avec Jacques Audiard. Et j’ai la chance d’être parmi ses collaborateurs qu’il contacte très tôt lorsqu’il entame un projet. Celui-là, par exemple, il a commencé à m’en parler à la fin de l’année 2019, avec un traitement d’une trentaine de pages. Il voulait faire un Opéra.
Quels étaient les principaux défis techniques lors du tournage sur fond bleu pour ce film ?
Cédric : Certes, il y avait des fonds bleus sur chaque décor, mais une des grandes difficultés quand on tourne en studio, c’est la façon dont on gère les déplacements. Comment les personnages se rendent dans les décors pour que ça ne fasse pas enchaînement de scénettes. On a donc dû faire des plans entièrement CG de roulis de voiture, comme la séquence finale, qui a été un gros boulot de mise en scène 3D.
Rodolphe Zirah : Les fonds bleus en studio sur des décors extérieurs sont toujours des challenges. On peut clairement imaginer qu’en studio, la part construite pour un décor extérieur est minime, il a donc fallu créer une grande partie des décors en CG. Les choix des techniques faits avec Cédric entre décor full CG, set extension CG et matte painting ont été primordiaux pour servir au mieux la narration du film.
Christophe ‘Tchook’ Courgeau : Une des difficultés réside dans la continuité de la lumière que nous devons extrapoler pour couvrir des surfaces qui ne sont pas prévues au tournage. Et la continuité des décors construits que nous devons étendre ou effacer pour que le résultat soit invisible.
Lise Fischer : Les fonds bleus en studio sont, d’ordre général, à proscrire pour des incrustations dédiées à des extérieurs car il est très difficile d’éclairer un studio à la manière d’un soleil ou d’une lune. Heureusement, la liberté artistique du projet nous permettait de créer des ambiances stylisées qui s’intégraient parfaitement à l’esthétique du studio.
Comment avez-vous assuré la cohérence entre les éléments physiques sur le plateau et les extensions numériques des décors ?
Cédric : Ce qui était génial dans ce film, c’est que Jacques nous a laissés beaucoup de liberté dans la création de ces décors numériques. Donc tout en suivant la ligne directrice imposée par la déco sur le set, on a pu lui proposer vraiment nos inspirations et nos envies. Il était très réceptif.
Rodolphe : Techniquement, on relève le maximum d’informations sur le tournage, on utilise des scans 3D (LIDAR) du décor, des HDR pour le lighting, des photogrammétries d’objets du plateau pour assurer la cohérence en termes d’esthétique entre les éléments construits par la déco et nos éléments numériques. On s’imprègne de toutes les directions artistiques de la déco, des accessoires, mais aussi du Chef opérateur pour la lumière, et on essaye de travailler en continuité des choix faits lors du tournage.
Tchook : Dans un premier temps, il faut que l’on s’affranchisse du fond bleu en créant un environnement crédible et adapté à la partie décor réel. On passe par une étape de concept qui nous permet de réduire le champ des possibles, et à des maquettes en 3D qui nous permettent d’extrapoler les concepts et leur donner une réalité dans l’espace. Une fois que l’on a validé l’idée de fabrication, il nous faut analyser plus avant la caméra, la focale, la direction de la ou des lumières. Pour finir, on fabrique chaque élément séparément à une définition qui est proportionnelle à sa distance à la caméra, on leur donne une texture, et on les place dans une scène que l’on vient éclairer avec précision. Le résultat du travail de décor numérique est ensuite passé au département compositing qui vient assembler tous les éléments fabriqués avec ceux du tournage et donner vie au mélange.
Pouvez-vous nous expliquer le processus de planification pour s’assurer que les effets visuels s’intègrent parfaitement dans les scènes tournées sur fond bleu ?
Rodolphe : Je crois que la principale étape est de bien couvrir son tournage, de ramener le maximum d’éléments qui vont nous permettre d’être au plus juste sur les échelles, la lumière et les matériaux. Ensuite, bien assister les équipes au moment du tournage pour que les fonds bleus soient éclairés de manière homogène afin d’éviter les variations de lumière et d’ombre, qui compliquent le détourage numérique (keying). Et enfin, s’assurer du bon suivi des mouvements des caméras. Si la caméra bouge, il faut synchroniser les mouvements avec les effets ajoutés en post-production pour que tout reste réaliste. Nous avons donc placé des marqueurs de suivi sur le fond bleu pour faciliter le tracking des mouvements.
Lise : En ce qui concerne le compositing, nous avons dû anticiper les fonds “bleus manquants”. En effet, du fait de la taille du décor, plusieurs zones du studio n’étaient pas couvertes par le fond bleu. Nous devions donc planifier en amont le travail conséquent de rotoscopie qui était nécessaire à la bonne fabrication des plans.
Quels étaient les principaux défis en termes de luminosité et d’éclairage sur le fond bleu pour maintenir une cohérence visuelle ?
Cédric : Quand on fait des films avec autant de fonds bleus, c’est chouette d’avoir un chef- opérateur aguerri à la technique. Ici, Paul Guilhaume a été génial avec son équipe électro. Ils savaient ainsi régler les lumières spécifiques au fond bleu avec une précision chirurgicale.
Rodolphe : Utiliser des lumières dédiées pour éclairer le fond séparément des acteurs et des éléments du décor. Contrôler soigneusement les angles et l’intensité de la lumière pour réduire les ombres sur le fond bleu. Ajuster la distance entre les acteurs et le fond, utiliser des éclairages spécifiques pour minimiser les retours de bleu. Ici, Paul Guilhaume et son équipe ont fait un merveilleux travail.
Tchook : C’est un des gros challenges de tournage où le chef opérateur doit à la fois créer un fond bleu suffisamment éclairé pour permettre l’extraction des éléments du tournage que l’on souhaite garder (acteurs/morceaux de décor), et surtout créer une ambiance lumineuse qui permet l’extension numérique crédible. Il faut que l’on puisse faire croire au spectateur que, lorsque l’on crée le décor numérique et qu’on le mélange aux éléments de tournage, le fond bleu et les éléments de tournage studio n’ont jamais existé. Une des grosses difficultés réside dans les parties réfléchissantes des éléments tournés, principalement les voitures, où il y a énormément de parties indésirables que l’on souhaite remplacer. Une des seules solutions consiste à remodéliser une voiture souvent à l’identique pour générer des reflets cohérents avec le décor fabriqué en numérique et le décor réel.
Comment avez-vous géré les transitions entre les éléments réels et numériques afin qu’elles restent invisibles pour le spectateur ?
Tchook : Tout d’abord, nous avons isolé les éléments que nous souhaitions conserver, comme les acteurs et certains éléments du décor. Ensuite, nous avons étudié les mouvements des acteurs et des caméras pour déterminer où le décor numérique pourrait être intégré. Nous avons alors créé des éléments virtuels capables d’interagir en lumière avec les objets réels, par exemple en ajoutant des ombres entre un élément de tournage et un bout de décor numérique. Si le chef opérateur avait conçu un endroit avec une forte lumière sur un objet, nous modélisions un lampadaire positionné dans l’espace, comme s’il éclairait réellement le décor. Et la finition se fait en compositing où tout est assemblé et peaufiné.
Rodolphe : L’intégration des éléments numériques se fait au moment du compositing, il s’agit de bien comprendre l’image tournée, de bien connaître les aspects techniques de cette image, type de caméra, capteur, lentille, focale, pour pouvoir reproduire ces principales composantes sur les rendus 3D.
Lise : C’est tout le travail du compositing qui consiste à intégrer un élément numérique à un plan tourné sans que cela soit visible. Avant toute chose, il y a le plan tourné qui contient les éléments dits “réels” qu’on appelle le “master”. Ce “master” dépeint alors les fondements de tous les aspects, techniques et artistiques, de l’image que nous devons reproduire avec exactitude lors de notre travail de compositing. Dans ces aspects, nous pouvons noter en premier lieu la lumière et le chromatique, mais il y a aussi toute l’organicité de l’image qui vient de l’optique, de la focale et du capteur de la caméra. Le grain, les aberrations chromatiques, le piqué, le defocus (flou optique), la diffusion des hautes lumières, sont autant de paramètres à respecter et à reproduire sur les éléments numériques pour bien les intégrer au plan.
Quels ont été les aspects les plus compliqués lors de la création des décors numériques pour qu’ils paraissent naturels ?
Tchook : Créer un décor numérique qui paraît naturel est un défi. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de réaliser presque tout ce qu’on nous demande, ce qui signifie que nous pouvons explorer n’importe quelle direction et accentuer n’importe quel aspect du décor. Cependant, sans une bonne maîtrise et un manque d’expérience, on risque facilement de tomber dans l’exagération. Pour que le décor reste naturel, il faut avant tout savoir observer avec précision. Nous passons beaucoup de temps à observer et analyser les conditions météorologiques et lumineuses, en cherchant des prises de vue réalisées dans des conditions similaires. Nous utilisons largement la palette de couleurs présente dans le plan que nous devons truquer ou dans la séquence en cours pour créer une cohérence visuelle.
Lise : Une fois de plus, il faut se nourrir de toute la matière réelle tournée et comprendre la vision du réalisateur. Pour que cela paraisse naturel, il faut se fondre dans l’intention esthétique mise en place avant l’intervention des VFX, ne rien laisser au hasard.
Y a-t-il des moments ou des scènes mémorables du film que vous avez trouvés particulièrement gratifiants ou difficiles à travailler du point de vue des effets visuels ?
Cédric : Pour moi, c’est la dernière séquence de voiture. On n’avait tourné que les plans intérieurs voiture avec les comédiens. Le reste, il fallait l’inventer entièrement. Nous avons fait des prévis, des propositions de plans, de montage. Nous avions pas mal de liberté et d’envie. C’était dur, mais nous sommes fiers du résultat.
Rodolphe : La séquence de fin en full 3D a été l’une des plus difficiles à réaliser. Au début, c’était dur de s’imaginer le résultat final, car il y avait beaucoup d’étapes techniques à suivre. Nous avons dû faire pas mal de retouches pour trouver le bon équilibre entre ce qu’on voulait faire et ce qui était possible. Même s’il y a eu des moments de doute, nous avons réussi à tout assembler de manière cohérente. Voir le résultat final, après tout ce travail, a été vraiment satisfaisant.
Lise : Les scènes en full CGI (séquence de l’accident et maison Emilia) sont toujours vertigineuses. Comme nous n’avons pas de master, nous devons imaginer, bâtir et façonner les images pour qu’elles parviennent à donner l’illusion qu’elles ont été tournées. Ce n’est pas chose facile, mais lorsque cela fonctionne, c’est effectivement gratifiant.
Avec le recul, quels sont les aspects des effets visuels dont vous êtes les plus fier.e.s ?
Tchook : Je suis très fier du travail de mon équipe, qui a réalisé 70 plans en environnement DMP ou en décor numérique. Notamment les premières séquences où l’avocate sort de la supérette et celle de l’enlèvement. Nous avons également travaillé sur la scène où Selena Gomez rentre chez elle, en ajustant le décor et les teintes de lumière. De plus, pour la séquence de la taqueria, nous avons apporté de nombreux ajustements pour renforcer l’ambiance mexicaine.
Yann Nivet : Quand les effets visuels donnent une valeur ajoutée à un décor existant : la Taqueria. Également, quand cela apporte un élément narratif et donne une dimension mystique au film : la séquence de fumée. Certains plans esthétiques : topshot hôpital + matte suisse.
Lise : La fabrication d’effets visuels est avant tout un grand travail d’équipe et je suis surtout très fière de l’immense travail effectué dans sa globalité par les équipes. Toutes les rues de Mexico sont vivantes et expressives, c’est une vraie réussite ! Je suis aussi très fière des décors que nous avons su enrichir et transcender grâce aux effets visuels. Un très bon exemple est la Taqueria : initialement tournée dans une carrière en France, elle n’avait rien d’un désert mexicain. Le travail effectué sur cette séquence change totalement l’ambiance de départ et métamorphose cette séquence clé du film.
Rodolphe : Avec le recul, je suis surtout fier de la séquence de fin en Full CG. C’était un moment important du film et nous devions vraiment accrocher les spectateurs. Le travail des équipes de MPC à Paris et la collaboration avec Les Artizans ont été super importants pour réussir ce défi. Grâce à eux, nous avons pu créer une scène immersive et visuellement marquante. Voir le résultat final et les retours positifs après tout ce travail, c’est hyper gratifiant.